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La France doit rester en pointe sur le "devoir de vigilance" des multinationales

Raphaël Maurel, secrétaire général de l'Observatoire de l'éthique publique et maître de conférences en droit public à l'Université de Bourgogne, estime que la législation française sur le "devoir de vigilance" des multinationales, provoquée par l'effondrement tragique du Rana Plaza, a inspiré le Parlement européen qui vient d'adopter une directive très ambitieuse sur les droits humains et environnementaux. Ce texte s'impose à toute entreprise de plus de 40 salariés et 250 millions d'euros de chiffre d'affaires. Dans la transposition de cette directive dans la loi, cet expert pense que la France pourrait aller encore plus loin, en exigeant de plus fortes contraintes sur l'environnement. 

La France doit rester en pointe sur le
Les victimes de l'effondrement du Rana Plaza ont manifesté pour le 10 ème anniversaire du drame - AFP - MUNIR UZ ZAMAN

La date du jeudi 1er juin est à marquer d’une pierre blanche dans l’histoire de l’éthique des affaires : le Parlement européen a adopté, à 336 voix contre 225, la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité. C’est à la suite de l’effondrement tragique du Rana Plaza au Bangladesh, en 2013, que l’idée d’un encadrement international de l’activité des entreprises multinationales a émergé. L’absence de contrôle des chaînes de valeurs des entreprises, qui peut conduire à des violations massives des droits humains et environnementaux des travailleurs et des citoyens du monde, a été érigée en problématique majeure au sein même des Nations Unies.

Les instruments préexistants, à l’instar des Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux droits de l’homme, restent d’application volontaire par les entreprises, et leur portée est manifestement insuffisante. Toutefois, depuis 2014, le projet de traité onusien sur l’application des droits de l’homme aux sociétés transnationales n’a pour ainsi dire pas avancé, faute de volonté politique suffisante pour faire émerger un texte obligatoire pour les États. L’Union européenne, dont la présence à la table des négociations s’est fait attendre, a finalement saisi l’occasion qui lui était donnée de se positionner en cheffe de file mondiale de l’éthique des affaires.

Le texte européen va très loin sur le devoir de vigilance des multinationales 

Pour faire émerger un modèle international, l’Union européenne pouvait s’appuyer sur l’expérience française : la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance, qui impose une diligence particulière en matière de droits humains et de l’environnement aux grandes entreprises françaises, est une première mondiale. En 2021, une résolution du Parlement européen demandait la préparation d’un texte au niveau communautaire. En l’absence de blocage politique majeur, la Commission a remis début 2022 une proposition adoptée en fin d’année par le Conseil des ministres. 

Le texte voté par les eurodéputés en juin 2023 va beaucoup plus loin. Il élargit d’abord le champ d'application de la directive : toute entreprise européenne de plus de 250 salariés réalisant plus de 40 millions d'euros de chiffre d'affaires en Europe devra respecter un certain nombre de normes environnementales et sociales, et veiller expressément à leur bon respect par leurs sous-traitants comme leurs partenaires. Le nombre de textes internationaux concerné par la vigilance se trouve considérablement augmenté, incluant des déclarations qui n’ont pour l’instant pas de valeur juridique contraignante – ce qui rend d’ailleurs douteuse l’adoption de cette version du projet en l’état.

Les entreprises devront instituer une procédure interne permettant à n'importe quelle victime de se plaindre de la violation de ses droits par la société mère, les filiales ou les sous-traitants ; elles seront tenues pour responsables de toute négligence. Dotée d'un effet extraterritorial, la directive s'appliquera également à des milliers d'entreprises étrangères souhaitant accéder au marché européen. Le Parlement européen a en outre réintégré les établissements financiers dans le champ de la directive, alors qu'ils en avaient été exclus par le Conseil des ministres. Ce sujet, comme bien d'autres, fera l'objet d'intenses débats avec la Commission et le Conseil dans les mois qui viennent : tout porte à penser que le texte du Parlement sera largement amendé, et sa portée amoindrie, avant son adoption.

Une fois le texte définitivement validé, demeurera la difficile question de la transposition des nouvelles obligations en droit français. Ici, la France doit encore être pionnière, en allant plus loin que le texte européen définitif. À l'occasion de la transformation de la directive en "loi vigilance 2", le législateur pourrait utilement renforcer les contraintes environnementales qui restent peu ambitieuses, et insérer dans la loi les dispositions proposées par le Parlement de Strasbourg mais supprimées au stade final du processus européen.

Paris, leader mondial de la responsabilité sociale des entreprises 

Plus largement, Paris pourrait de nouveau montrer l'exemple et donner matière à réflexion et à négociations au niveau international. Car la directive européenne n'est qu'une étape, et doit faire levier à l'ONU : une convention universelle sur l'application des droits de l'homme et des droits environnementaux aux entreprises multinationales est une nécessité que la France, forte de son expérience et de sa puissance diplomatique, peut porter sur la scène mondiale. Elle se positionnerait alors en leader global de la responsabilité sociale des entreprises et pourrait permettre l'adoption d'un texte ambitieux dont l’humanité, à l’heure où le réchauffement climatique est inéluctable, les scandales en matière d’éthique des affaires récurrents et les droits fondamentaux des travailleurs et des populations locales encore trop souvent violés par certaines entreprises jouissant d’une impunité pénale préoccupante, a grand besoin.

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Publié le 23/06/2023 ∙ Média de publication : Challenges

L'auteur

Raphaël Maurel

Raphaël Maurel

Directeur Général