Les démocraties, sans démocrates farouchement résolus à les défendre, ne sont pas plus solides que des châteaux de cartes
Face à la multiplication de tentatives de coup d’Etat à l’international, le codirecteur de l’Observatoire des radicalités politiques, Frédéric Potier, appelle, dans une tribune au « Monde », à la vigilance, y compris en France, où l’histoire « regorge de coups de force qui se masquent derrière des paravents de la légalité ».
L’invasion du Capitole par les supporteurs trumpistes le 6 janvier 2021, dans le prolongement des contestations répétées de l’élection présidentielle américaine de 2020, marque peut-être dans l’histoire des démocraties le début d’une nouvelle ère, celle du renouveau des coups d’Etat. Les images ahurissantes des extrémistes identitaires et complotistes ont en effet inspiré sans nul doute de nombreux groupuscules prenant acte des faiblesses du modèle démocratique libéral.
C’est le cas en Allemagne, où une tentative d’occupation des lieux de pouvoir et de renversement de la République fédérale a été déjouée par les services de renseignement en décembre 2021. La conjuration – menée par un conglomérat improbable rassemblant des anciens élus d’Alternative pour l’Allemagne [AfD, parti de droite populiste], des membres des forces de sécurité à la retraite et un aristocrate nostalgique du Reich – fut stoppée nette par une opération de police d’ampleur.
Ce dimanche 8 janvier, les partisans de Jair Bolsonaro n’ont finalement fait que répéter sur une plus large échelle, au Brésil, ce qui avait été tenté (sans succès) à Washington et à Berlin. Dès lors, il faut comprendre la mise à sac du Congrès, de la Cour suprême et du palais présidentiel brésiliens comme ne résultant pas d’une simple colère improvisée, mais bien d’une volonté délibérée de s’affranchir des règles démocratiques.
Ces trois tentatives récentes de renversement de la démocratie, bien qu’intervenant dans des contextes différents, obéissent à des logiques similaires. Il y a, d’abord, l’installation par les réseaux sociaux d’un soupçon dans l’opinion, celui de l’« élection volée », de la triche du pouvoir en place ou des autorités locales, comme si un leader populiste ne pouvait finalement jamais être battu que par des procédés déloyaux. Puis, les opérations électorales achevées, une contestation résolue, frontale et idéologique, des résultats électoraux lorsqu’ils sont défavorables aux candidats de la droite radicale. A peine l’élection a-t-elle été proclamée que les procès en illégitimité surgissent, tant devant les médias que les tribunaux, y compris pour discréditer les juridictions suprêmes chargées de se prononcer sur les contentieux à venir. Enfin, dernière étape, l’appel au peuple et à l’armée pour rétablir par une épreuve de force dans la rue ce qui a été perdu dans les urnes.
Menaces à mots couverts
Cette recherche permanente de la confrontation de la part de l’extrême droite constitue à bien y regarder un des marqueurs permanents des démocraties contemporaines. Elle tente de fait par tous les moyens, y compris la violence et sans aucun scrupule, de s’accrocher au pouvoir. La molle condamnation de Bolsonaro ou l’attitude si ambiguë de Donald Trump devant les actions de force commises par leurs partisans respectifs ne s’expliquent pas autrement. Ne nous y trompons pas, adhérer aux discours de ces leaders populistes battus, c’est exciter avec la plus totale mauvaise foi les dérives démagogiques et saper ce qui fait la force de la démocratie, à savoir la régulation des conflits et leur arbitrage par le bulletin de vote des citoyens.
La France sera-t-elle épargnée par cette tendance dans l’hypothèse d’un scrutin serré ? Rien n’est moins sûr. Notre histoire politique regorge de coups de force qui se masquent derrière des paravents de la légalité. Du 18 brumaire de Bonaparte à ce que certains considèrent comme un « quasi-coup d’Etat » du général de Gaulle mené sous la pression des militaires en 1958, en passant par le renversement de la IIe République par Louis-Napoléon le 2 décembre 1851, la France ne peut se targuer de l’exemplarité.
Encore récemment, en avril 2021, des officiers généraux à la retraite se permettaient dans une tribune de menacer à mots couverts le gouvernement de la République. Les réactions furent en retour bien timides. Or, on oublie souvent que les démocraties, sans démocrates farouchement résolus à les défendre, ne sont pas plus solides que des châteaux de cartes.
L’histoire du coup d’Etat réussi du général Pinochet au Chili en 1973 et de celui raté des colonels espagnols en 1981 nous apprend qu’il faut bien peu de choses pour renverser ou maintenir un régime. La passivité des polices américaine et brésilienne, et dans une moindre mesure, le niveau d’infiltration des forces de sécurité allemandes, ne peuvent que nous alarmer et servir d’avertissement.
Cette histoire des coups d’Etat est hélas trop peu enseignée à l’école ou à l’université, et encore moins dans les appareils politiques. On apprend généralement aux étudiants que la chute des régimes politiques affaiblis n’était qu’une question de temps et de circonstances, sans rien leur enseigner sur ceux (tel Pierre Mendès France) qui s’y opposèrent au nom du respect des principes républicains et démocratiques.
Oubliés également, les épisodes des « fièvres hexagonales », que ce soit le boulangisme ou le 6 février 1934 [manifestation antiparlementaire organisée à Paris par les ligues d’extrême droite qui vira à l’émeute]… Il y aurait pourtant urgence à étudier de nouveau ce que furent ces événements dramatiques, à l’heure où progressent les populismes et la défiance à l’égard des institutions politiques.
Renforcer les défenses immunitaires démocratiques de notre République, rappeler le caractère indispensable d’une force militaire neutre et soumise à un strict devoir de réserve, devraient être, par les temps actuels, la première des priorités de tous les démocrates sincères.
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Publié le 12/01/2023 ∙ Média de publication : Le Monde
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