La régulation entre intérêt public et intérêts privés
Une régulation sous influence ? Capture et conflits d’intérêts - 2025/2 n° 186
Ce dossier de la Revue française d’administration publique fait suite à une journée d’études interdisciplinaires dédiée à cette même thématique, organisée à l’Université Paris Nanterre le 18 septembre 2023 et intitulée « L’économie de la régulation entre intérêt public et intérêts privés : capture, conflits d’intérêts et revolving doors ». Cet événement a réuni une quinzaine d’intervenants académiques issus des sciences sociales, économistes, politistes, juristes et sociologues, ainsi que quelques acteurs publics et représentants de la société civile. La journée d’études a bénéficié du soutien du laboratoire EconomiX (UMR CNRS 7235) et de l’Observatoire de l’éthique publique, think tank transpartisan fondé par l’ancien député René Dosière et dont plusieurs membres ont participé à l’événement. Les contributions académiques réunies dans ce numéro adoptent des approches et des méthodologies variées issues de différentes disciplines. Sont ainsi représentées en particulier la science économique – que ce soit dans une approche institutionnaliste ou plus microéconomique –, les mathématiques appliquées et les statistiques, et le droit public. Le dossier est aussi conçu dans une perspective de complémentarité et de dialogue entre la recherche et l’action publique. Trois entretiens ont ainsi été menés avec des professionnels ayant, par leurs expériences passées et leur position actuelle, un point de vue privilégié pour analyser la question des conflits d’intérêts entre secteur public et acteurs privés en France et en Europe. Nous tenons à remercier Jean-François Bohnert, procureur de la République au sein du Parquet national financier (PNF), Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) [4], et Thierry Philipponnat, chef économiste de l’ONG Finance Watch, d’avoir accepté de témoigner en répondant à nos questions. Dans son article, Jean-François Kerléo, professeur de droit public à l’Université Aix-Marseille, propose en guise d’ouverture une réflexion d’ensemble sur le droit des représentants d’intérêts, lesquels n’ont été définis en France qu’avec la loi « Sapin 2 » du 9 décembre 2016, le droit français restant auparavant silencieux sur ces questions parfois considérées avec méfiance par le monde académique et politique tant que la représentation parlementaire, ou plus largement électorale, est considérée comme la seule légitime. « La reconnaissance du lobbying », explique Jean-François Kerléo, « constitue alors pour la France une rupture culturelle ». Pour contenir ce qu’il analyse comme la « vague submersive du lobbying », le contrôle de ce dernier a été externalisé et confié à une autorité publique indépendante : la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). L’auteur examine d’abord les trois critères de définition du lobbying par la loi Sapin 2 : représentation, intérêts et influence. Il étudie ensuite le contrôle, qui se révèle imparfait, des deux obligations qui sont supposées encadrer le lobbying : la transparence, soit la visibilité des actions ; et l’intégrité, soit la déontologie des acteurs. Il conclut sur la déstabilisation de « notre imaginaire politique et juridique » qui est ici à l’œuvre : la contribution privée à la fabrication de la loi, a fortiori quand cette participation particulière est reconnue par le droit général, trouble, voire défait, la distinction classique des sphères publique et privée. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, revient justement sur le contrôle des représentants d’intérêts dans l’entretien qu’il nous a accordé. Il propose également un bilan aux dix ans de la Haute Autorité, lancée en 2013 à la suite de « l’affaire Cahuzac », évoque les enjeux à venir comme ceux sur les ingérences étrangères, et fait des propositions pour améliorer le dispositif français en faveur de la transparence et de la lutte contre la corruption. Didier Migaud avance notamment l’idée que la HATVP, en tant qu’autorité administrative indépendante, soit dotée d’un pouvoir de sanction à l’égard de celles et ceux qui ne se conforment pas à leurs obligations déclaratives. Par ailleurs, le président de la Haute Autorité insiste sur la nécessité de mettre l’enjeu de la probité publique tout en haut de l’agenda politique, pour renouer la confiance des citoyens dans leurs institutions. Sophie Harnay, professeure de sciences économiques à Paris Nanterre, porte ensuite son attention sur une modalité particulière de corégulation entre acteurs privés et institutions publiques : la compliance ou conformité, qui contribue à « la production d’un droit négocié et non plus imposé ». La thèse dominante en la matière, notamment avancée dans les études d’économie et de gestion, souligne les avantages de cette technique juridique innovante de production de la loi, qui opérerait une coopération socialement efficace et mutuellement avantageuse. En opposition à cette vision optimiste, Sophie Harnay développe la thèse d’un risque de capture de la régulation par des acteurs privés, en tant que contributeurs à la production du droit (law makers) qui abusent de leur pouvoir d’influence pour orienter le droit dans le sens de leurs intérêts propres. Dans un premier temps, elle discute les effets positifs (gestion des asymétries d’information) ou négatifs (déviations vis-à-vis de l’intérêt public) de la participation des acteurs privés à la fabrication de la loi et des politiques publiques. Dans un deuxième temps, elle analyse les mécanismes de capture, notamment informationnelle, à l’œuvre au travers du mécanisme de la compliance. Enfin, l’analyse se concentre sur la capture cognitive des régulateurs, plus spontanée qu’intentionnelle, qui pourrait expliquer la croyance largement répandue dans les vertus de la compliance et l’occultation de sa vulnérabilité au risque de capture par des intérêts privés. Thierry Philipponnat, actuellement économiste en chef de Finance Watch, a été à l’origine de la création de cette organisation non gouvernementale bruxelloise, dont la raison d’être est de faire contrepoids aux lobbys financiers omniprésents auprès des différentes instances européennes. De cette position d’observateur participant, il nous livre un riche retour d’expérience quant aux conflits d’intérêts et aux mécanismes de capture à l’œuvre à l’échelle européenne sur les questions relatives à la régulation financière et bancaire. Fort de cette expérience de près de 15 ans, il suggère également quelques voies de réforme visant à limiter l’emprise des lobbys financiers sur les réglementations financières et bancaires. De son côté, Laurence Scialom, professeure de sciences économiques à Paris Nanterre, s’intéresse quant à elle à un moyen extrajuridique de prévention des conflits d’intérêts et des phénomènes de capture. Plus précisément, elle émet l’hypothèse que certains enseignements d’éthique dispensés lors de leur formation peuvent s’avérer particulièrement pertinents pour les étudiants appelés à devenir cadres. Pour préparer leur futur comportement professionnel en matière de détection et de gestion de conflits d’intérêts, l’éthique comportementale, enseignée dans les cours d’éthique des affaires, constitue un équipement utile mais insuffisant. En effet, le seul souci déontologique gagnerait à être complété par des considérations d’éthique épistémique (ethics of beliefs), qui « évalue le contenu éthique des savoirs collectifs […], dans les méthodes de quantification ou dans la comptabilité […] ». Cette démarche critique permet notamment d’identifier des phénomènes de capture intellectuelle ou cognitive, en débusquant les dérives scientistes et en soulignant la non-neutralité et la performativité de méthodes et d’instruments trop souvent posés comme allant de soi ou indiscutables. L’enjeu d’une telle démarche réflexive est particulièrement crucial dans la situation présente de crise environnementale. C’est ce que montrent les deux exemples mis en avant par Laurence Scialom : le premier porte sur le choix du taux d’actualisation, qui ne devrait pas être déterminé par des « experts » mais débattu démocratiquement ; le second, sur les règles de reporting extra-financier qui, soit se limitent au souci économique et financier de la matérialité financière externe (soit l’impact de l’environnement sur l’entreprise), soit intègrent une préoccupation écologique par l’adoption de la double matérialité en ajoutant une contrainte de reporting sur l’impact de l’entreprise sur son éco-système. Afin de déterminer qui influence la décision politique en France, Raphaël Lachièze-Rey, maître de conférences en mathématiques à Paris-Descartes, propose quant à lui « une analyse quantitative du registre des représentants d’intérêts de la HATVP ». Alors qu’une quantification du poids respectif des différents types d’acteurs n’avait jusqu’à présent jamais été menée en France, compte tenu des difficultés méthodologiques liées aux données du registre, un enseignement majeur de l’article porte sur la répartition des actions menées et des moyens financiers engagés par les « lobbyistes » en France : 87 % défendent des intérêts privés, 8 % relèvent de l’intérêt général ou émanent de collectivités, 5 % sont le fait de syndicats de travailleurs. De plus, l’étude permet d’identifier avec précision les secteurs industriels les plus investis dans le lobbying : l’environnement, la santé et l’agroalimentaire. Les conclusions reposent sur une base empiriquement très solide, car elles sont obtenues de façon convergente par diverses méthodes. La mise en évidence de certaines limites du registre de la HATVP débouche en outre sur plusieurs recommandations techniques de modifications relatives à la saisie des données. Malgré ses défauts actuels, l’intérêt de ce registre est pleinement reconnu. Comme le souligne l’auteur, il fournit « des informations extrêmement précieuses pour comprendre la nature du lobbying en France » et met notamment en évidence le poids de certains intérêts privés non seulement dans l’information, mais aussi dans l’influence de la décision publique. Dans un dernier article empirique, Florent Dubois, post-doctorant à l’Université de Turin, et Benjamin Monnery, maître de conférences en sciences économiques à Paris Nanterre, abordent la question des liens entre « ressources publiques et intérêts privés » en s’intéressant spécifiquement au cas de l’usage de la réserve parlementaire par les sénateurs. Au préalable, les auteurs rappellent la diversité des pratiques de corruption, ainsi que la difficulté à évaluer ce phénomène opaque. Ils en présentent diverses analyses possibles, en distinguant la théorie économique de l’agence, qui saisit le mandat électoral comme « une opportunité temporaire d’extraire une rente ». Ensuite, Florent Dubois et Benjamin Monnery présentent la procédure française de réserve parlementaire et se demandent si elle relève du clientélisme, en écho avec la pork barrel politics américaine. S’agit-il d’un « fléchage efficace » permis par la proximité entre l’élu et son territoire ; ou à l’inverse d’un « arrosage électoraliste », dans le cadre d’une réciprocité douteuse voire illicite entre votes et subventions ? Pour répondre à cette question, les auteurs mobilisent « des bases de données rassemblant les décisions des élus dans des domaines où un risque corruptif existe » sur la période où les données sont les plus lisibles (2014-2017), en considérant le cycle électoral propre aux sénateurs (élus séquentiellement en deux séries de même taille) et en exploitant leur modalité particulière d’élection par des grands électeurs eux-mêmes élus. Les résultats obtenus démontrent la tendance relative des sénateurs à subventionner les communes de leur département (au détriment des associations) et notamment leur fief électoral. Plus subtilement, il est montré que les variations annuelles de ces subventions correspondent largement à l’intérêt électoraliste des sénateurs. La mise en évidence d’une véritable stratégie électoraliste des sénateurs dans l’allocation de leur réserve contribue ainsi à justifier sa suppression votée par l’Assemblée nationale en 2017, et à douter que les tentatives récentes visant à sa réintroduction soient motivées par le seul bien public… Pour clore ce dossier spécial sur les frontières entre intérêt public et intérêts privés, Jean-François Bohnert, procureur du Parquet national financier, a accepté de nous faire part de ses réflexions. Depuis 2014, le PNF est devenu l’acteur central en France dans la réponse pénale apportée aux atteintes à la probité, comme la prise illégale d’intérêts, le trafic d’influence, le favoritisme ou encore la corruption. Dans cet entretien, Jean-François Bohnert revient sur le rôle de ce parquet spécialisé, son bilan, et les enjeux auxquels il est confronté. Il discute également des innovations qui sont intervenues ces dernières années dans le droit français, comme les conventions judiciaires d’intérêt public (CJIP) et les programmes de mise en conformité, et du rôle que doit jouer le PNF dans le réseau d’acteurs de la lutte anti-corruption mais aussi auprès des citoyens et de la société civile. Ses réflexions permettent de tracer quelques perspectives en vue de mieux prévenir, détecter et sanctionner les atteintes à la probité, et donc de mieux réguler intérêt public et intérêts privés. »

Endogamie entre sphères dirigeantes privées et publiques, conflits d’intérêts ignorés ou mal traités institutionnellement, pantouflage et portes tournantes entre postes à haute responsabilité dans les autorités de régulation et industries régulées (« revolving doors »), révélations récurrentes des médias et des organisations non gouvernementales militantes quant à l’influence des intérêts privés sur la décision publique au détriment de l’intérêt collectif… Chacune de ces situations alimente la défiance populaire envers la démocratie et les institutions. D’après le dernier baromètre de la confiance politique du CEVIPOF [1], début 2024, 68 % des Français considéraient qu’« en règle générale, les élus et dirigeants politiques sont plutôt corrompus ». Même si ce chiffre a reflué de dix points en France sur la dernière décennie, la défiance politique reste similaire à celle observée en Italie (71 %) et très supérieure à celle observée en Allemagne (51 %). Le soupçon vise non seulement les responsables politiques eux-mêmes, mais aussi les institutions publiques en charge d’arbitrer entre des intérêts parfois divergents. Ainsi, seuls 31 % des citoyens des pays de l’OCDE pensent que les personnalités politiques refuseraient un emploi bien payé dans le secteur privé en échange de faveurs politiques (32 % en France) et seulement 30 % considèrent que leur gouvernement rejetterait des demandes de la part de grandes entreprises qui seraient contraires à l’intérêt général (28 % en France) [2].
Or, la suspicion de connivence et de collusion, voire de corruption touchant les institutions, leurs dirigeants et même certains de leurs agents, doit être prise au sérieux car, fondée ou non, elle porte gravement atteinte à la cohésion sociale. Dans ce domaine, le simple soupçon nourrit un rejet des élites, favorise le populisme, décrédibilise la parole et l’action publiques et, en définitive, fragilise la démocratie. Ainsi, deux Français sur trois considèrent aujourd’hui que la démocratie ne fonctionne « pas très bien » ou « pas bien du tout », un chiffre assez stable depuis dix ans dans les enquêtes du CEVIPOF. Si la tentation est grande d’ignorer cette réalité, y succomber revient de fait à accepter, voire à encourager, des situations éthiquement discutables et ne fait que conforter le sentiment général de défiance et de confusion entre intérêt public et intérêts privés, ou entre intérêt général et intérêts particuliers.
Confusion, collusion et porosité entre intérêts public et privés
De fait, la frontière entre intérêts public et privés est aujourd’hui floue (France et al., 2017). Cette situation s’explique largement par la mutation profonde de la conception de l’action publique et des modes d’action de l’État qui s’est opérée à partir des décennies 1990 et 2000, en France et à l’étranger, avec la substitution d’une logique de régulation à la logique traditionnelle d’intervention publique qui prévalait antérieurement, de type « command and control », et fondée principalement sur des instruments réglementaires et législatifs (Sinclair, 1997). La régulation désigne ainsi « une conception nouvelle du rôle de l’État dans l’économie », présupposant que « le système économique ne peut atteindre à lui seul l’équilibre, qu’il a besoin de la médiation de l’État pour y parvenir », et se distinguant « des modes classiques de l’intervention de l’État » en ce qu’« elle consiste à superviser le jeu économique, en établissant certaines règles et en intervenant de manière permanente pour amortir les tensions, régler les conflits, assurer le maintien d’un équilibre d’ensemble » (Chevallier, 2004, 57-58). Dans ce nouveau cadre, « par la régulation, l’État ne se pose plus en acteur mais en arbitre du jeu économique, en se bornant à poser des règles aux opérateurs et en s’efforçant d’harmoniser leurs actions » (Ibid., 58). La mission principale de l’État et des autorités publiques devient alors d’assurer le fonctionnement concurrentiel des marchés (du Marais, 2004 ; Gaudemet, 2004).
Régulation et capture
Ce nouveau paradigme d’action publique modifie structurellement l’équilibre qui caractérisait antérieurement la relation entre pouvoirs publics – traditionnellement vus comme garants de l’intérêt collectif – et intérêts privés – dont le marché était jusqu’alors considéré comme le lieu d’épanouissement naturel et exclusif. Il en résulte une transformation des modes d’interaction entre intérêt public et intérêts privés, à l’interface entre sphère publique et marché. En particulier, la définition des règles du jeu s’appliquant à leurs activités devient dans ce contexte un enjeu majeur pour les acteurs privés (Vauchez, 2022).
Le passage à la logique de régulation s’accompagne de nouveaux dispositifs institutionnels et juridiques, considérés comme mieux adaptés au nouvel environnement, qui se substituent ou se surimposent aux dispositifs préexistants. La régulation se caractérise ainsi par la montée en puissance de nouveaux acteurs, les autorités de régulation, adoptant la forme d’« autorités administratives indépendantes » et construisant, au fil des ans, de nouveaux savoirs régulatoires (Eckert, Kovar, 2012 ; Vauchez, 2024). Se généralisent également de « nouvelles » façons de produire et d’appliquer le droit, promues comme plus souples et plus « agiles » que le droit central traditionnellement produit par les autorités étatiques. Associant étroitement les acteurs privés à la production et la mise en œuvre des règles de droit, le droit souple (soft law) prend des formes variées, telles que les codes de bonne conduite, chartes et autres conventions (Conseil d’État, 2013). Reposant sur l’hypothèse d’une capacité effective d’auto-organisation et d’auto-discipline des acteurs privés, les pratiques d’auto– et de corégulation se diffusent ainsi largement à l’ensemble des acteurs publics et privés, au-delà des domaines où elles étaient jusqu’alors traditionnellement cantonnées (notamment la régulation des professions). Se multiplient de même les mécanismes de contractualisation, concertation et consultation, renforçant le poids des acteurs privés dans les processus de production du droit.
Sans exception, tous ces nouveaux dispositifs posent la question de la place des intérêts particuliers dans la détermination de l’intérêt collectif – qui n’est d’ailleurs plus systématiquement assimilé à l’intérêt public tel qu’associé à l’action de l’État (Courty, Milet, 2023). Ils renouvellent et élargissent en effet les lieux et modalités d’interaction, de confrontation et de conciliation entre intérêt collectif et intérêts privés. En cela, ils créent aussi les conditions d’une influence accrue des acteurs privés sur la décision publique. Les acteurs privés sont en effet désormais reconnus comme des coproducteurs à part entière et légitimes de la décision publique (Cafaggi, 2004). Forts de ce rôle, ils bénéficient d’un nombre accru d’espaces et de canaux d’interactions entre intérêt public et intérêts privés. Ainsi, si l’on peut considérer – certes de façon probablement simpliste – que ces interactions se faisaient auparavant principalement par la voie législative, elles prennent désormais des formes plurielles : influence sur les agences de régulation, portes tournantes [3], participation d’acteurs privés à des comités d’expertise, commissions consultatives diverses et conseils aux acteurs publics etc. Il en résulte une porosité accrue entre intérêts public et privés. Or, la frontière peut être ténue entre corégulation et capture de la régulation. Dans le premier cas, il s’agit d’associer les acteurs privés à la production – et, souvent, à la mise en œuvre – de la règle qui s’appliquera à eux. Selon l’économie publique et la théorie économique des asymétries d’information, ce mode de production juridique présente l’avantage de permettre aux décideurs publics de tirer parti de l’information privée et de l’expertise des acteurs régulés, et de produire sur cette base une régulation efficace des activités privées, mais de manière souveraine, c’est-à-dire volontaire, consciente et assumée. Dans le second cas, l’association des acteurs privés à la production de la décision publique s’effectue au détriment de l’efficacité économique et de l’intérêt collectif. Elle se traduit en effet par une influence excessive des intérêts particuliers représentés dans le processus de production de la décision, au détriment de ceux qui ne le sont pas et/ou au détriment du bien commun. On peut donc penser que le passage à la logique de régulation accroît le risque de capture de la décision publique par les intérêts particuliers.
Régulation et conflits d’intérêts
À ce risque de capture est associé le risque concomitant de conflits d’intérêts. La logique de régulation implique en effet une proximité entre régulateurs et régulés qui se rencontrent régulièrement et fréquentent les mêmes instances, après avoir souvent suivi les mêmes parcours (scolaires, professionnels). La proximité organique et sociale peut alors mener à une confusion des différents intérêts en jeu. De plus en plus souvent, cette porosité entre intérêts privés et intérêt public se joue notamment dans les choix de carrières des individus. Le nouveau management public valorise en effet les trajectoires professionnelles qui, synchroniquement ou diachroniquement, s’inscrivent dans les sphères dirigeantes publiques et privées. Ce type de trajectoires est également valorisé dans le champ politique (Daho, Gally, 2018 ; Behr, Michon, 2020). Mais les allers et retours entre secteurs public et privé posent la question de l’intérêt effectivement défendu par l’individu en poste dans une autorité de régulation lorsqu’il anticipe – voire prépare – sa future carrière professionnelle dans le secteur qu’il a la charge de réguler, ou qu’il revient dans le secteur public après un passage dans le secteur privé. S’agit-il de l’intérêt public ou d’un intérêt privé ? Selon Mekki (2013), le conflit d’intérêts se définit « comme une situation d’interférence entre les intérêts confiés à une personne, en vertu d’un pouvoir qui lui a été délégué, d’une mission d’arbitre qui lui a été attribuée ou d’une fonction d’évaluation qui lui a été confiée, et un autre intérêt public ou privé, direct ou indirect, interférence de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice loyal de sa mission ». Il ressort de cette définition que le simple soupçon de défaut de loyauté envers l’intérêt principal à défendre est constitutif d’une situation de conflit d’intérêts. Or, la délégation de missions d’ordre public (intérêt principal) est constitutive de l’action de nombre d’institutions, au premier rang desquelles les agences de régulation indépendantes, telles que l’Autorité des marchés financiers (AMF), l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM), l’Autorité de la concurrence ou encore les Agences régionales de santé (ARS). Des pans entiers de l’activité économique sont ainsi régulés ou corégulés par des institutions publiques indépendantes qui, quoique disposant de pouvoirs considérables de surveillance, de régulation et de sanction, échappent néanmoins – précisément du fait de leur indépendance – à l’autorité directe des représentants démocratiquement élus (Eckert, 2012). Parce qu’elles exercent leurs missions d’ordre public dans un cadre d’étroite collaboration avec les secteurs et acteurs régulés, la légitimité de leur action – qui tient à la délégation qui leur a été conférée – est tributaire de leur capacité de mise à distance des intérêts privés. La tension entre intérêt public et intérêt privé résultant de cette situation, outre l’interrogation qu’elle suscite sur le sens du service public et sur sa valeur (Gervais et al., 2021), alimente fréquemment une suspicion de capture et de conflit d’intérêts des régulateurs, susceptible de décrédibiliser leurs décisions et de saper la confiance dans leur action, et rendant de ce fait nécessaire un traitement rigoureux des conflits d’intérêts dans la sphère publique.
Développements conceptuels, éléments empiriques
Le concept de capture
Dans ce contexte, l’influence des intérêts particuliers sur la décision publique a fait l’objet de travaux nombreux de la part des sciences sociales. Depuis les travaux de Stigler et Friedland (1962) et Stigler (1971) sur la capture, le sujet a donné lieu à une littérature économique particulièrement abondante, dans le sillage de l’école des choix publics. L’analyse stiglérienne de la capture, fondée sur l’hypothèse d’un échange de faveurs entre régulateurs et régulés, a ainsi été progressivement enrichie par l’étude de divers mécanismes de capture, incluant non plus seulement la promesse de futurs postes dans l’industrie réglementée pour le régulateur, mais aussi certaines modalités plus politiques de l’échange, sous la forme de soutien électoral ou de contributions aux dépenses de campagnes des législateurs (Dal Bo, 2006 ; Dal Bo, Di Tella, 2003). À la suite de la crise de 2008, largement interprétée comme la conséquence d’une insuffisance des régulations financières (Scialom, 2019), l’analyse économique a également enrichi le concept de capture par une réflexion innovante sur la nature même de la capture et, plus généralement, sur les canaux d’influence des intérêts privés sur la décision publique. Elle distingue ainsi désormais la capture collusive, renvoyant à un comportement intentionnel du régulateur, des formes de capture non collusive, désignant une modalité non consciente et non volontaire du phénomène de la part du régulateur. La capture non collusive peut notamment prendre la forme d’une capture informationnelle : dans un environnement complexe, le régulateur est dépendant de l’information transmise par le secteur régulé. Cette dépendance informationnelle peut l’amener à produire, non intentionnellement, des décisions biaisées en faveur des intérêts du secteur qu’il a la charge de réguler (Giammarino et al., 1993). La capture non collusive peut également se traduire par une capture cognitive (Carpenter, Moss, 2014), culturelle et sociale (Kwak, 2014), reposant sur un mécanisme d’identification sociale du régulateur au régulé, bien connu en psychologie sociale. En particulier, ces analyses avancent l’idée que lorsqu’il a effectué une longue partie de sa carrière au sein du secteur régulé, le régulateur finit par adhérer à la culture et aux valeurs de ce dernier. Les liens affectifs et sociaux tissés au cours des années renforceraient ainsi le processus d’identification et se traduiraient finalement par des décisions favorables au secteur régulé.
Ces approfondissements conceptuels et théoriques des analyses de la capture sont étayés par de nombreux travaux empiriques en science économique dans les années récentes, corroborant l’existence et la diversité des situations de capture dans une grande variété d’activités et de zones géographiques, dont il est impossible de rendre compte exhaustivement ici. Sans surprise, la proximité des régulateurs et des secteurs régulés est tout particulièrement documentée dans la sphère bancaire et financière, où elle conduit non seulement à des régulations reflétant les intérêts des acteurs privés (Lucca et al., 2014 ; Veltrop, deHaan, 2014 ; Shive, Forster, 2017 ; Carré, Gauvin, 2018 ; Shen, Tan, 2023), mais aussi à un accroissement des inégalités (Manish, O’Reilly, 2019 ; Chambers, O’Reilly, 2022). L’étude des trajectoires professionnelles des gouverneurs des banques centrales par Mishra, Reshef (2019) suggère quant à elle une capture cognitive et sociale du régulateur, se traduisant par des régulations financières favorables aux intérêts des banques privées, au détriment des épargnants et des contribuables appelés à renflouer les banques en cas de crise systémique. Un constat similaire est réalisé dans le domaine pharmaceutique, où la capture des régulateurs conduit à des régulations favorables aux entreprises régulées, au détriment des patients et de la santé publique (Carpenter et al., 2010 ; Maggetti et al., 2017 ; Guennif, 2022 ; Roudini, 2023 ; Withacre, 2024). De même, dans le champ de la propriété intellectuelle, plusieurs études mettent en évidence le coût social de la capture des patent officers chargés de l’octroi des brevets, se traduisant par des brevets de moins bonne qualité et moins utiles socialement (Tabakovic, Wollmann, 2018). Plus largement, le phénomène de capture est documenté empiriquement dans des domaines très divers, par exemple l’énergie (Cicala, 2015 ; Leung et al., 2019), les régulations environnementales (Mintz, 2005 ; Fremstad, Paul, 2022 ; Kinniburgh, 2023), ou encore l’attribution des contrats publics au Japon (Asai et al., 2021). En outre, les études empiriques établissent un effet décalé de la capture dans le temps, observable après que le régulateur a quitté l’autorité de régulation. Shen et Tan (2023) montrent ainsi que les membres de la Securities Exchange Commission (SEC) américaine continuent néanmoins à en influencer les décisions après avoir rejoint le secteur privé. L’étude des lettres de commentaires (comment letters) de la SEC fait en effet apparaître que, toutes choses égales par ailleurs, les entreprises ayant recruté d’anciens membres de la SEC pour répondre à ses lettres de commentaires négocient plus avec elle et avec davantage de succès.
Les situations de capture sont étroitement liées au phénomène des portes tournantes. Sur ce thème, les développements contemporains de la littérature sont également très riches. Ils s’attachent d’une part à documenter l’ampleur du phénomène. Parmi les travaux récents, une étude de Duchin et Wang (2024) conclut ainsi à l’omniprésence des allers et retours entre secteurs public et privé en tant que stratégie de carrière des régulateurs fédéraux américains. Chalmers et al. (2022) établissent un constat similaire sur le cas particulier des autorités de régulation financière européennes. Colonnello et al. (2023) rappellent pour leur part qu’environ un tiers des administrateurs exécutifs siégeant au conseil d’administration des autorités nationales de surveillance dans le secteur bancaire européen ont eu une carrière professionnelle dans le secteur financier. Luechinger et Moser (2020) soulignent de même l’ampleur du phénomène des portes tournantes pour les commissaires européens en poste sur la période de 29 ans allant de la Commission Delors I à la Commission Barroso II – un tiers d’entre eux ayant été recrutés par des entreprises cotées à la fin de leur mandat.
La littérature s’intéresse aussi aux effets des circulations individuelles entre secteurs public et privé, tant lorsqu’elles s’effectuent du secteur privé vers le secteur public qu’en sens inverse. Par exemple, illustrant le premier cas de figure, Colonnello et al. (2023) montrent que la nomination d’anciens banquiers au sein des autorités nationales de surveillance entraîne une réaction positive des marchés boursiers. Dans le second cas de figure, lorsque les transitions s’effectuent du secteur public vers le secteur privé, Luechinger et al. (2020) mettent en évidence la réaction positive des marchés financiers vis-à-vis des firmes annonçant l’embauche d’un ancien commissaire européen. Par ailleurs, certains auteurs défendent l’idée de gains associés au mécanisme de portes tournantes non seulement pour les acteurs privés, mais aussi pour les régulateurs (Che, 1995). L’argument est triple. Tout d’abord, le passage de régulateurs vers le secteur privé est présenté comme socialement utile en ce qu’il permet les transferts d’expertise de l’autorité de régulation vers les acteurs régulés, favorisant in fine une meilleure application de la règle par les seconds. Ensuite, de tels passages favoriseraient les transferts d’information du secteur régulé vers l’autorité de régulation, facilitant ainsi la production de régulations efficaces et adaptées. Enfin, selon une logique économique de signal, la perspective pour un régulateur d’être recruté par le secteur régulé – plus lucratif – est analysée comme une incitation à se montrer efficace et productif dans son activité de contrôle au sein de l’autorité de régulation, dans l’espoir de se faire « remarquer » (deHaan et al., 2015).
Les effets des conflits d’intérêts
Le phénomène des portes tournantes est au centre de la question des conflits d’intérêts. Concernant ces derniers, Meehan et Benson (2015) mettent en évidence leur effet sur le contenu des régulations dans le domaine de la sécurité privée aux États-Unis, lorsque des acteurs privés du secteur sont impliqués dans la production de ces régulations. Les États où la régulation est coproduite avec les acteurs du secteur, et non produite par des régulateurs publics « généralistes », se caractérisent en effet par une régulation des conditions d’entrée dans l’activité plus strictes, favorisant les entreprises installées au détriment des nouveaux entrants. Dans une perspective proche, Heese (2022) étudie les conflits d’intérêts au sein de l’autorité allemande de régulation des marchés financiers, chargée de veiller au respect des normes comptables par les entreprises publiques. Alors que les membres de cette autorité sont autorisés à siéger au sein des conseils d’administration des entreprises, il apparaît que les entreprises ayant nommé des régulateurs au sein de leur conseil sont moins susceptibles de faire l’objet de poursuites de la part de l’Autorité. En cas de contrôle, elles sont cependant aussi plus susceptibles de recevoir un avis réservé et présentent un risque de manipulation comptable supérieur à la normale. Ces résultats corroborent l’hypothèse d’un conflit d’intérêts de la part des régulateurs présents dans les conseils, expliquant l’exercice par eux d’un contrôle insuffisamment rigoureux.
Au-delà de la sphère économique, les conflits d’intérêts concernent aussi le domaine politique, où les élus et responsables ont souvent à arbitrer entre plusieurs intérêts publics dont ils ont la charge (l’intérêt d’une commune contre l’intérêt d’une région par exemple). Qu’il s’agisse de décisions portant sur des réglementations, des subventions ou encore des contrats publics, ces situations entremêlent bien souvent des intérêts publics, des intérêts privés économiques, et les intérêts personnels des décideurs eux-mêmes en termes de carrière politique et de réélection. En France, Fabre et Sangnier (2024) ont par exemple démontré l’existence de telles logiques personnelles dans l’octroi de financements gouvernementaux reçus par les communes : lorsqu’un nouveau ministre est nommé au gouvernement, la commune dont il était maire enregistre une hausse de 30 % des subventions reçues pendant la durée de son poste au gouvernement, cet effet étant particulièrement marqué chez les ministres qui seront plus tard à nouveau candidats lors d’élections locales.
L’abondante littérature économique fait écho à des travaux tout aussi nombreux d’autres sciences sociales. Le droit, la sociologie et la science politique ont ainsi développé un appareil conceptuel sophistiqué pour appréhender la question de l’influence des intérêts privés sur les régulations publiques, et multiplient dans le même temps les travaux empiriques à partir de terrains variés. À nouveau, il est impossible de citer l’ensemble de ces travaux. En nous limitant à des auteurs francophones, citons simplement quelques travaux entrant en résonance directe avec les thématiques et questions de recherche évoquées précédemment : en droit, Kerléo (2021), Caron et Kerléo (2022) sur la déontologie gouvernementale et la haute fonction publique, Moret-Bailly (2022) sur la déontologie des professions ; en sociologie, les travaux de Rouban (2010), Laurens (2015), Hauray (2018), Benquet et al. (2020), Lemoine (2023) ; en science politique, Avril et al. (2022), Behr et Michon (2017, 2020), France et Vauchez (2017), Vauchez (2022, 2024), Ollion (2021), Vargovcikova et Vauchez (2024).
Présentation du dossier thématique
Ce dossier de la Revue française d’administration publique fait suite à une journée d’études interdisciplinaires dédiée à cette même thématique, organisée à l’Université Paris Nanterre le 18 septembre 2023 et intitulée « L’économie de la régulation entre intérêt public et intérêts privés : capture, conflits d’intérêts et revolving doors ». Cet événement a réuni une quinzaine d’intervenants académiques issus des sciences sociales, économistes, politistes, juristes et sociologues, ainsi que quelques acteurs publics et représentants de la société civile. La journée d’études a bénéficié du soutien du laboratoire EconomiX (UMR CNRS 7235) et de l’Observatoire de l’éthique publique, think tank transpartisan fondé par l’ancien député René Dosière et dont plusieurs membres ont participé à l’événement.
Les contributions académiques réunies dans ce numéro adoptent des approches et des méthodologies variées issues de différentes disciplines. Sont ainsi représentées en particulier la science économique – que ce soit dans une approche institutionnaliste ou plus microéconomique –, les mathématiques appliquées et les statistiques, et le droit public.
Le dossier est aussi conçu dans une perspective de complémentarité et de dialogue entre la recherche et l’action publique. Trois entretiens ont ainsi été menés avec des professionnels ayant, par leurs expériences passées et leur position actuelle, un point de vue privilégié pour analyser la question des conflits d’intérêts entre secteur public et acteurs privés en France et en Europe. Nous tenons à remercier Jean-François Bohnert, procureur de la République au sein du Parquet national financier (PNF), Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) [4], et Thierry Philipponnat, chef économiste de l’ONG Finance Watch, d’avoir accepté de témoigner en répondant à nos questions.
Dans son article, Jean-François Kerléo, professeur de droit public à l’Université Aix-Marseille, propose en guise d’ouverture une réflexion d’ensemble sur le droit des représentants d’intérêts, lesquels n’ont été définis en France qu’avec la loi « Sapin 2 » du 9 décembre 2016, le droit français restant auparavant silencieux sur ces questions parfois considérées avec méfiance par le monde académique et politique tant que la représentation parlementaire, ou plus largement électorale, est considérée comme la seule légitime. « La reconnaissance du lobbying », explique Jean-François Kerléo, « constitue alors pour la France une rupture culturelle ». Pour contenir ce qu’il analyse comme la « vague submersive du lobbying », le contrôle de ce dernier a été externalisé et confié à une autorité publique indépendante : la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). L’auteur examine d’abord les trois critères de définition du lobbying par la loi Sapin 2 : représentation, intérêts et influence. Il étudie ensuite le contrôle, qui se révèle imparfait, des deux obligations qui sont supposées encadrer le lobbying : la transparence, soit la visibilité des actions ; et l’intégrité, soit la déontologie des acteurs. Il conclut sur la déstabilisation de « notre imaginaire politique et juridique » qui est ici à l’œuvre : la contribution privée à la fabrication de la loi, a fortiori quand cette participation particulière est reconnue par le droit général, trouble, voire défait, la distinction classique des sphères publique et privée.
Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, revient justement sur le contrôle des représentants d’intérêts dans l’entretien qu’il nous a accordé. Il propose également un bilan aux dix ans de la Haute Autorité, lancée en 2013 à la suite de « l’affaire Cahuzac », évoque les enjeux à venir comme ceux sur les ingérences étrangères, et fait des propositions pour améliorer le dispositif français en faveur de la transparence et de la lutte contre la corruption. Didier Migaud avance notamment l’idée que la HATVP, en tant qu’autorité administrative indépendante, soit dotée d’un pouvoir de sanction à l’égard de celles et ceux qui ne se conforment pas à leurs obligations déclaratives. Par ailleurs, le président de la Haute Autorité insiste sur la nécessité de mettre l’enjeu de la probité publique tout en haut de l’agenda politique, pour renouer la confiance des citoyens dans leurs institutions.
Sophie Harnay, professeure de sciences économiques à Paris Nanterre, porte ensuite son attention sur une modalité particulière de corégulation entre acteurs privés et institutions publiques : la compliance ou conformité, qui contribue à « la production d’un droit négocié et non plus imposé ». La thèse dominante en la matière, notamment avancée dans les études d’économie et de gestion, souligne les avantages de cette technique juridique innovante de production de la loi, qui opérerait une coopération socialement efficace et mutuellement avantageuse. En opposition à cette vision optimiste, Sophie Harnay développe la thèse d’un risque de capture de la régulation par des acteurs privés, en tant que contributeurs à la production du droit (law makers) qui abusent de leur pouvoir d’influence pour orienter le droit dans le sens de leurs intérêts propres. Dans un premier temps, elle discute les effets positifs (gestion des asymétries d’information) ou négatifs (déviations vis-à-vis de l’intérêt public) de la participation des acteurs privés à la fabrication de la loi et des politiques publiques. Dans un deuxième temps, elle analyse les mécanismes de capture, notamment informationnelle, à l’œuvre au travers du mécanisme de la compliance. Enfin, l’analyse se concentre sur la capture cognitive des régulateurs, plus spontanée qu’intentionnelle, qui pourrait expliquer la croyance largement répandue dans les vertus de la compliance et l’occultation de sa vulnérabilité au risque de capture par des intérêts privés.
Thierry Philipponnat, actuellement économiste en chef de Finance Watch, a été à l’origine de la création de cette organisation non gouvernementale bruxelloise, dont la raison d’être est de faire contrepoids aux lobbys financiers omniprésents auprès des différentes instances européennes. De cette position d’observateur participant, il nous livre un riche retour d’expérience quant aux conflits d’intérêts et aux mécanismes de capture à l’œuvre à l’échelle européenne sur les questions relatives à la régulation financière et bancaire. Fort de cette expérience de près de 15 ans, il suggère également quelques voies de réforme visant à limiter l’emprise des lobbys financiers sur les réglementations financières et bancaires.
De son côté, Laurence Scialom, professeure de sciences économiques à Paris Nanterre, s’intéresse quant à elle à un moyen extrajuridique de prévention des conflits d’intérêts et des phénomènes de capture. Plus précisément, elle émet l’hypothèse que certains enseignements d’éthique dispensés lors de leur formation peuvent s’avérer particulièrement pertinents pour les étudiants appelés à devenir cadres. Pour préparer leur futur comportement professionnel en matière de détection et de gestion de conflits d’intérêts, l’éthique comportementale, enseignée dans les cours d’éthique des affaires, constitue un équipement utile mais insuffisant. En effet, le seul souci déontologique gagnerait à être complété par des considérations d’éthique épistémique (ethics of beliefs), qui « évalue le contenu éthique des savoirs collectifs […], dans les méthodes de quantification ou dans la comptabilité […] ». Cette démarche critique permet notamment d’identifier des phénomènes de capture intellectuelle ou cognitive, en débusquant les dérives scientistes et en soulignant la non-neutralité et la performativité de méthodes et d’instruments trop souvent posés comme allant de soi ou indiscutables. L’enjeu d’une telle démarche réflexive est particulièrement crucial dans la situation présente de crise environnementale. C’est ce que montrent les deux exemples mis en avant par Laurence Scialom : le premier porte sur le choix du taux d’actualisation, qui ne devrait pas être déterminé par des « experts » mais débattu démocratiquement ; le second, sur les règles de reporting extra-financier qui, soit se limitent au souci économique et financier de la matérialité financière externe (soit l’impact de l’environnement sur l’entreprise), soit intègrent une préoccupation écologique par l’adoption de la double matérialité en ajoutant une contrainte de reporting sur l’impact de l’entreprise sur son éco-système.
Afin de déterminer qui influence la décision politique en France, Raphaël Lachièze-Rey, maître de conférences en mathématiques à Paris-Descartes, propose quant à lui « une analyse quantitative du registre des représentants d’intérêts de la HATVP ». Alors qu’une quantification du poids respectif des différents types d’acteurs n’avait jusqu’à présent jamais été menée en France, compte tenu des difficultés méthodologiques liées aux données du registre, un enseignement majeur de l’article porte sur la répartition des actions menées et des moyens financiers engagés par les « lobbyistes » en France : 87 % défendent des intérêts privés, 8 % relèvent de l’intérêt général ou émanent de collectivités, 5 % sont le fait de syndicats de travailleurs. De plus, l’étude permet d’identifier avec précision les secteurs industriels les plus investis dans le lobbying : l’environnement, la santé et l’agroalimentaire. Les conclusions reposent sur une base empiriquement très solide, car elles sont obtenues de façon convergente par diverses méthodes. La mise en évidence de certaines limites du registre de la HATVP débouche en outre sur plusieurs recommandations techniques de modifications relatives à la saisie des données. Malgré ses défauts actuels, l’intérêt de ce registre est pleinement reconnu. Comme le souligne l’auteur, il fournit « des informations extrêmement précieuses pour comprendre la nature du lobbying en France » et met notamment en évidence le poids de certains intérêts privés non seulement dans l’information, mais aussi dans l’influence de la décision publique.
Dans un dernier article empirique, Florent Dubois, post-doctorant à l’Université de Turin, et Benjamin Monnery, maître de conférences en sciences économiques à Paris Nanterre, abordent la question des liens entre « ressources publiques et intérêts privés » en s’intéressant spécifiquement au cas de l’usage de la réserve parlementaire par les sénateurs. Au préalable, les auteurs rappellent la diversité des pratiques de corruption, ainsi que la difficulté à évaluer ce phénomène opaque. Ils en présentent diverses analyses possibles, en distinguant la théorie économique de l’agence, qui saisit le mandat électoral comme « une opportunité temporaire d’extraire une rente ». Ensuite, Florent Dubois et Benjamin Monnery présentent la procédure française de réserve parlementaire et se demandent si elle relève du clientélisme, en écho avec la pork barrel politics américaine. S’agit-il d’un « fléchage efficace » permis par la proximité entre l’élu et son territoire ; ou à l’inverse d’un « arrosage électoraliste », dans le cadre d’une réciprocité douteuse voire illicite entre votes et subventions ? Pour répondre à cette question, les auteurs mobilisent « des bases de données rassemblant les décisions des élus dans des domaines où un risque corruptif existe » sur la période où les données sont les plus lisibles (2014-2017), en considérant le cycle électoral propre aux sénateurs (élus séquentiellement en deux séries de même taille) et en exploitant leur modalité particulière d’élection par des grands électeurs eux-mêmes élus. Les résultats obtenus démontrent la tendance relative des sénateurs à subventionner les communes de leur département (au détriment des associations) et notamment leur fief électoral. Plus subtilement, il est montré que les variations annuelles de ces subventions correspondent largement à l’intérêt électoraliste des sénateurs. La mise en évidence d’une véritable stratégie électoraliste des sénateurs dans l’allocation de leur réserve contribue ainsi à justifier sa suppression votée par l’Assemblée nationale en 2017, et à douter que les tentatives récentes visant à sa réintroduction soient motivées par le seul bien public…
Pour clore ce dossier spécial sur les frontières entre intérêt public et intérêts privés, Jean-François Bohnert, procureur du Parquet national financier, a accepté de nous faire part de ses réflexions. Depuis 2014, le PNF est devenu l’acteur central en France dans la réponse pénale apportée aux atteintes à la probité, comme la prise illégale d’intérêts, le trafic d’influence, le favoritisme ou encore la corruption. Dans cet entretien, Jean-François Bohnert revient sur le rôle de ce parquet spécialisé, son bilan, et les enjeux auxquels il est confronté. Il discute également des innovations qui sont intervenues ces dernières années dans le droit français, comme les conventions judiciaires d’intérêt public (CJIP) et les programmes de mise en conformité, et du rôle que doit jouer le PNF dans le réseau d’acteurs de la lutte anti-corruption mais aussi auprès des citoyens et de la société civile. Ses réflexions permettent de tracer quelques perspectives en vue de mieux prévenir, détecter et sanctionner les atteintes à la probité, et donc de mieux réguler intérêt public et intérêts privés. »
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Publié le 28/01/2025 ∙ Média de publication : CAIRN - Revue française d'administration publique
L'autrice

Sophie Harnay
L'autrice

Laurence Scialom
